Que doit-on entendre par « assumer l’enfer » ?
Pour le moment nous avons essayé de suivre et de comprendre Balthasar pas à pas, mais en laissant de côté un certain nombre d’obstacles potentiels. Il est temps de les affronter. D’ailleurs la lecture sotériologique pointe sur la difficulté principale, car la distinction des enfers et des types correspondants de déréliction mène à la question : quel enfer le Christ a-t-il expérimenté ? La vision théologique classique soutient qu’il n’a pas connu l’enfer le plus profond, l’enfer des damnés, puisque celui-ci est tout simplement incompatible avec Dieu, et parce qu’il n’y a plus de salut pour ceux qui se sont définitivement enfermés dans le refus. Or Balthasar affirme que non seulement le Christ expérimente le shéol, mais qu’il fait sienne jusqu’à la condition du damné : « Il a de ce fait assumé même [le] non eschatologique [des hommes] à l’égard de l’événement du salut survenu en lui » et fait l’expérience de la « seconde mort » , il est entré dans l’enfer « le plus profond » . C’est ici que nous ne pouvons plus suivre notre auteur.
La logique reste sotériologique. D’une part, le pro nobis est pour tous les hommes : le Fils assume tout le péché de tous les hommes, y compris l’acmé du péché qu’est le refus définitif de Dieu, le refus du salut . D’autre part, la logique de la substitution implique non seulement de prendre sur soi la peine du péché, mais de la prendre sur soi comme aucun homme ne peut la prendre, en lieu et place de tous les hommes. Au fond, pour Balthasar, le Fils est le seul à expérimenter la déréliction en sa signification plénière, la poena damni définitive, la perte de la foi, de l’espérance et de la charité. Cela tient à son être-Fils même, car lui seul, au cœur de son rapport unique d’intimité filiale avec le Père, peut prendre la mesure de ce que signifie vraiment être privé de Dieu et abandonné par lui . Cela tient plus encore au fait qu’il l’assume précisément pour que nous n’ayons plus à le vivre, ou que nous puissions tout au moins le vivre autrement : « Le Rédempteur, dans sa solidarité avec les morts, leur a épargné l’intégralité de l’expérience de la mort (en tant que poena damni), […] il a pris sur lui, par substitution, toute cette expérience. Il se manifeste par là comme le seul qui, dépassant l’expérience générale de la mort, a mesuré les profondeurs de l’abîme. » Par définition, le Fils traverse ce qu’il inaugure : l’enfer eschatologique, le refus de Dieu et sa perte définitive.
Cependant, c’est la même logique sotériologique qui met cette prise de position en contradiction avec elle-même. En effet, Balthasar fait de l’obéissance du Christ un principe salvifique central du Samedi saint. Mais comment comprendre une obéissance salvifique sans foi, espérance ou charité ? Au maximum, l’on pourrait distinguer une foi simplement objective, qui se déploierait dans une fidélité effective malgré une nuit intérieure – sur le modèle justement des nuits mystiques, que l’auteur lui-même invoque comme échos du descensus. Cependant, celles-ci sont des épreuves de foi, pas des pertes de la foi : elles sont la foi mise à nue, tant ne pas voir fait précisément partie de celle-ci . Par ailleurs, le théologien est amené à préciser qu’il ne s’agit d’une obéissance qu’au sens analogique : comme le Fils est mort et purement passif il ne peut obéir au sens strict du terme, mais il est porté par un choix d’obéissance posé de toute éternité et confirmé dans sa vie terrestre .Cependant, Balthasar conçoit la Résurrection comme s’effectuant du « creux » de l’enfer en une forme d’obéissance et de consentement du Fils au Père qui le ressuscite . ce qui suppose une capacité effective à obéir. D’autre part, on peine donc à concevoir une obéissance salvifique, victorieuse et qui accueille la résurrection, alors qu’elle n’est ni « théologale », ni même obéissance au sens stricte .
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